Roman noir

Elle tira la chasse et fit ainsi disparaître le foetus. C'était le troisième en deux ans.

Le chien la regarda, impassible. Il en avait tellement vu dans cette maison de dingues.

René Bouchard, retraité de la police qui passait son temps à la pêche pour échapper à la mauvaise humeur de sa femme, venait à peine de plonger sa ligne dans son coin préféré, juste à la sortie du tout-à-l'égoût du village, qu'il sentit que ça mordait.

"Merde ! Déjà ?"
Lui qui espérait pouvoir rêver tranquillement de la petite.
Ah, qu'elle était belle ! Bien qu'elle ait un peu grossi, ces derniers mois ...

Plus tard, en rentrant à la maison, la petite lui parut plus maigre pourtant. Et pâle, d'un pâle. La même pâleur qu'aux joues du jeune flic boutonneux qui avait pris sa déposition, et qui n'en revenait pas d'avoir une affaire de meurtre sur les bras dès sa première semaine de sortie d'école de police.

Le foetus repêché avait remplacé l'autre dans le congélo.

De celui ci, en revanche, la paternité ne faisait aucun doute. La petite n'avait pas quitté la maison depuis plus de 6 mois, depuis que ses 16 ans révolus lui permettaient de ne plus l'envoyer à l'école.

Bouchard se servit un peu de la purée préparée par sa femme, un peu du poisson cuit par la petite, et s'assit à la table familiale. Le silence était aussi épais que la purée. La mégère était déjà parti se coucher.

"- Papa, lança la petite, je crois qu'on peut plus continuer comme ça.
- Tu proposes quoi ?
- Je sais pas. Mais c'est maman, ou moi."

Le chien qu'on avait oublié de nourrir depuis une semaine avait fini par trouver le moyen d'ouvrir le congélo. La truffe dans le givre, il écarta sans hésiter le gigot qui avait pris une sale couleur verdâtre.

En grattant un peu, il tomba sur le foetus tout frais. Il le prit dans sa gueule et alla jouer avec dans le jardin.

Bouchard resta planté, bouche ouverte, la fourchette de purée fumante au bord de la lèvre inférieure. Une goutte de sueur perla sur son front. Quel était le problème ? C'était pas bien, comme ça : maman, la petite, la pêche, le chien ?
Il reposa la fourchette et avala, hésitant, une gorgée de vin qu'il déglutit péniblement.
Son regard noircit, ses sourcils se froncèrent; qui avait collé ces idées dans la tête de la gamine ?

Toujours interdit, il tourna la tête, et vit par la fenêtre le chien jouer avec un morceau de bidoche sanguinolente.

"- putain !"

Il s'élança dehors, arracha de la gueule du chien les restes du foetus, et en rentrant les balança sur la table :

"- Et pour ça on fait quoi ?
- Je sais pas, répondis la petite. Je m'en fous. La pilule ça me fais grossir. T'as qu'a mettre des capotes."

Le père du deuxième avorton ne tarda pas à être identifié, vu qu'il était déjà fiché pour une affaire d'agression de prostituée. Il était d'ailleurs en train de purger deux ans de prison. C'était le frère aîné de Julie et la grande honte de son policier de père.

Cette histoire commençait à sentir le faisandé... Au propre comme au figuré.

Bouchard se dit en lui-même qu'il allait falloir mettre de l'ordre dans tout ça! A un an de la retraite, tous ces tocards n'allaient pas l'empêcher de profiter de sa bicoque dans le Sud très longtemps.

La petite continuait à lui mettre la pression tous les jours, sa femme à lui doucement perdre les pédales dans ses délires hippies bio végétariens patchoulis post-soixante-huitards, et le jeune inspecteur Boivin, complètement dépassé par l'enquête sur le meurtre, sonnait chez lui tous les deux jours pour quémander ses conseils.

Une longue balade avec le chien le long du canal lui permit de faire le tri dans ses idées. Pas question de renoncer à la petite, ni à la maison de juan les pins, ni au chien. Le reste, par contre, pouvait être sacrifié pour sa tranquillité d'esprit.

Bobonne n'en avait plus pour longtemps. Mais comment faire ça bien clean ?

"Tiens, y'a un clodo au bord du canal, maintenant ?!"
La vue du SDF le sortit de ses réflexions.
Mais ... ce visage ... ce ne pouvait être lui ! Il avait déjà purgé ses 20 ans de ballon ?!
Nono le sanguinaire ! Le tueur de petites vieilles ! Ça avait été une belle enquête, peut-être sa plus belle, même. En tout cas elle lui avait valu d'être décoré par le Préfet. Il bomba le torse en repensant à la cérémonie.
Nono le sanguinaire ! Le tueur de petites vieilles ! ... Le tueur de petites vieilles ... hhmmm ... et si ... non !
Et pourquoi pas ?

Oui, pourquoi pas ?

Non se dit-il, impossible que cela soit Nono. Il tue que des vieilles et est impuissant. Mais l'est-il toujours ?

Pas sûr !

Un sandwich et un litre de villageoise plus tard, il en était sur, c'était bien Nono. Le gars n'avait eu aucune peine à le reconnaitre, on n'oublie pas le flic qui vous colle en taule pour vingt piges. Mais curieusement, aucune animosité entre eux.
Bouchard entrevoyais maintenant une échappatoire. Bien sur, il faudrait briefer le sanguinaire au quart de poil, mais Nono n'avait jamais été un bordélique. Au contraire. Maniaque, méticuleux, très cultivé, un peu parano et franchement déglingué, mais certainement pas inconscient, il avait écharpé douze vieilles en plusieurs mois avant qu'un concours de circonstances ne permette à Bouchard de lui mettre la main au collet.
Après tout, ce n'était pas la faute de Nono s'il avait été le curé qui avait marié Bouchard et sa femme.

Bouchard se dit qu'il avait la solution à tous ses problèmes. Mais comment faire, comment amener Nono à tuer de nouveau... En effet, la présence de sa femme lui est jour après jour insupportable. La petite occupant tout son esprit nuit et jour... Comment tout avoir sans rien perdre dans ce parcours d'embuches. Surtout avec ce jeune flic fouineur comme pas deux...
La petite mérite-t-elle toute cette attention, cette obsession ? Lui si proche de sa retraite.
Elle l'obsède vraiment cette petite... il ne peut penser à autre chose. Serait-ce l'âge, la folie, ou les 2 ? Pourquoi vouloir tout mettre en jeu, juste par amour. Mais la petite l'aime-t-elle vraiment ?
Que de questions, de doutes qui surgissent à l'approche du but tant rêvé.

En même temps, qu'avait-il fait de sa vie? Une carrière sans éclat dans un commissariat de petite ville blafarde et glauqe, un seul coup d'éclat qui se tenait devant lui une femme qu'il détestait et qui le lui rendait bien, un clebs apathique...
"Putain de vérole" se dit Bouchard, sotto vocce, "J'ai mené une vie de cancrelat pendant 58 piges, mais maintenant, c'est terminé tout ça! Je vais vivre avec la petite, qu'lle m'aime ou pas, c'est elle que je veux et personne d'autre!"

Il se pencha vers Nono...

et le regarda avec dégoût.

Mais se rappelant son projet, il fit bonne figure avant de toucher Nono et le secouer pour qu'il sorte de sa torpeur due à l'alcool.

L'appelant par son surnom "Nono", il fut obligé de répéter plusieurs fois son geste.
Ne supportant pas cette puanteur qui émanait de cet homme, cet ancien homme d'église et tout à la fois tueur de vieilles femmes.

Nono finit par ouvrir un oeil, puis deux... et...

lui hurla soudainement au visage "ECCE DOMINUS VENIET ET OMNES SANCTI EJUS CUM EO ET ERIT IN DIE ILLA LUX MAGNAAAAAAAAA !!!!"
Il erructa, s'assis, cracha un glaviot d'une couleur indéfinissable, puis d'un ton en apparence parfaitement dessoûlé: "Dit voir, commissaire, t'auras pas comme un truc qui te chagrinerais toi ?"

Quand soudaint-à coup ,il tombit !

Sortant alors la tête d'une bouche d'égout avoisinante, Maître Capello le rappela à l'ordre :
"-La forme correcte de cette conjugaison est : il tomba".

Et Nono d'acquiescer : "PWNED !"

Le commissaire se demanda quelle saloperie lui avait filé Freddy?!
Ce petit dealer l'avait encore blousé "De l'acide, du bon, Commissaire" qu'il lui avait dit "Du vrai, comme on en fait plus! Du Blue Cheer pur!!!"
"De la merde pure, oui!", se dit le commissaire. En même temps, ce n'était plus de son age, les buvards... Et puis, ce trip là, il était sévère!

Bref, il fallait absolument qu'il redescende rapidos!!! Il regarda Nono, se pencha vers lui et déclara, "Faut que je te parles, Nono..."