The Topic Garage Surf...

Depuis l’Alexander Platz, prenez au nord en direction de la Volksbühne, puis continuez votre route sur l’une des seules allées en pente de cette ville plane, et vous entrerez à coup sûr dans Prenzlauer Berg, il y a encore 15 ans cœur bouillonnant d’une ville en plein boom créatif, aujourd’hui en train de se figer vitesse grand V dans l’ennui bobo et la gentryfication, ayant perdu pour un temps au moins son rôle pionnier, si la ville bouillonne et foisonne encore c’est ailleurs désormais. Le quartier, néanmoins, a de beaux restes, et plutôt que de vous apitoyer sur le massacre qu’ils ont osé faire subir au Pfefferberg, jadis meilleur Biergarten de l’Est désormais sombré dans la médiocrité d’un lounge merdique pour touristes, tournez à droite après la pizzeria (peut-être bien encore la meilleure de Berlin, au passage), dans la Saarbrückerstrasse. Là, à l’enseigne au néon d’un cœur ancré qui est celui de la bière Astra, vous trouverez un porche, donnant sur l’un de ces magnifiques bâtiments industriels reconvertis en bureaux pour designers, architectes et sociétés de conseil. Tout au fond de la cour se niche un rade à motards authentique comme les Rutles, certes, mais ô combien sympathique. Dans un décor de pin-ups et d’affiches de Russ Meyer, sous l’œil débonnaire d’un Bo Diddley encadré, vous retrouverez tout ce que la Kustom Kultur fait de meilleur sur les bords de la Spree, des apprenties Betty Page tatouées-piercées aux Psychoboys à tremplin et Creepers, en passant par les Teddy boys et les Bikers venus exhiber leurs Fat Boy ou leur Bel Air, et peut-être aurez-vous la chance de croiser l’une ou l’autre des gloires locales de la scène revival, tel l’harmoniciste des BossHoss ou la chanteuse des Kamikaze Queens — le tout dans une ambiance décontractée et tolérante, qui est bien la seule ici à vouloir tordre le cou aux clichés, mais c’est la ville qui veut ça, personne ici (ou presque) n’emmerde son voisin.

Ce soir, la moyenne d’âge est cependant nettement plus élevée, si quelques habitués sont de sortie ; faut dire qu’on attend rien moins que The King of Surf Guitar, certifié patron du genre depuis les 1950’s, Mr. Dick Dale en personne. En attendant, c’est une des spécialités locales qui ouvre les hostilités, meine Dame und Herren : Bonzai Kitten ! Un quartet punkabilly à contrebasse (noire et blanche à damiers avec des leds bleues en guise de liseré…) et Sheraton emmené par une chanteuse de poche à l’énergie débordante, dont la tenue d’écolière japonaise à bottes de cuir fait la part belle au brillant de son nombril, aux tatouages de ses reins et à l’ancrage de ses bas. Le set est d’aussi belle tenue que la leadeuse, qui, débarquée en sage coupe carrée noire et lunettes de soleil, laissera bientôt place à une crinière rouge feu à mesure que le rythme s’emballe. Plus punk que billy, mais dans l’ambiance ça passe à merveille, d’autant que le public s’est massé pour soutenir sa star locale, qui fait montre de caractère pour enlever la salle (ses trépignements rageurs sur leur hymne « dont’get too drunk too fuck » laissant présager d’une certaine force d’âme. Moi en tout cas, j’irais pas l’embêter, même si elle me rend 30 cm…) Jolie découverte au final, je suis content d’être venu tôt et de m’être collé au premier rang, ne serait-ce que pour le fugitif instant d’un soulevé de jupette en promesse de mondes meilleurs, ça me fera sans aucun doute faire de plus jolis rêves que la fois où j’ai failli me retrouver la tête plongée dans le décolleté éminemment siliconé de Texas Terri…

Le temps d’un changement de set syndical (30 mn), histoire de pisser ma bière et d’aller chercher sa petite sœur, plus un peu de rabiot pour que la salle se chauffe un minimum, et résonnent depuis la coulisse les accords rageurs du Maître, en wireless (il fût un des pionniers du truc). Et là, je dois dire que je me suis béni d’avoir toujours des bouchons dans le porte-feuille. La Fender est connectée directement dans DEUX Dual Showman reliés à trois 15’’, ca envoie du pâté velu (et je suis du genre à aller voir Sunn o)))) en concert, pour vous donner une idée…). La salle est (très) petite, la scène minuscule, je suis collé aux retours mais hors du champ d‘action des enceintes principales, et le son est tout bonnement énorme. Je connaissais la réputation du Monsieur, mais je ne pensais pas que c’était encore tellement flagrant 60 ans plus tard… Pendant que je mettais mes bouchons, le groupe a fait son apparitions sur scène (le RR a ceci de particulier que la coulisse est séparée de la scène par un pan de public). Dale fait sa promo avec des affiches « rétro », photo des 50’s en costard cravate et coupe sage, mais il se présente aujourd’hui comme l’un de ces quelques enfants bénis des 60’s, bien décidés à faire resplendir l’orange du soleil envers et contre tout dans le monde gris et triste d’après la crise, Reagan, Thatcher et les autres. Air de vieil Indien avec sa queue de cheval grise et son étroit bandeau au front, blouson de cuir et Strat’ authentic relic, vraie gauchère celle-là mais montée à l’envers (cordes graves en bas et aiguës en haut) quand même — on ne change pas une équipe qui gagne. Le groupe se compose d’un batteur et d’un bassiste, qui envoient du lourd, du très lourd. Les groscordeux de l’assistance comprendront sûrement si je dis que y’avait du vrai bon son de porc à la Precision au med’, direct dans les Fender (oui, 2 aussi, et 4x15’’, y’a pas de mal se faire du bien) et roulez jeunesse.

Le set attaque sur les chapeaux de roue, les 50’s sont loin, et Dale a clairement pris le temps d’écouter et de digérer ceux qui l’ont suivi. C’est bien du surf-rock, mais on pense au Link Wray le plus furieux, voire au Detroit des Stooges et du MC5 tellement ça tabasse. Un peu taiseux au départ, Dale prend peu à peu ses aises, commençant par allumer tout ce que les premiers rangs comptent de dames, de vingt à quatre-vingt ans sans discrimination et avec une attention pour chacune. Et à voir les yeux qui brillent et les sourires béats, on se dit que roi de la surf-guitar, ca a dû être un sacré panard comme vie… Le temps d’une imitation vocale très convaincante de Johnny Cash (bon ok, suffit d’avoir la voix grave, mais je suis jaloux quand même), et l’on est parti dans un Medley « tribute » aux grands anciens, le son s’est quelque peu adouci, Dale a pris le lead vocal et fait chanter une salle en extase (votre serviteur compris) sur Ring of Fire, Louie Louie, Hey Bo Diddley ou House of the Risin’ Sun. Ils n’ont pas de set-list, il joue ce qui lui vient dans les doigts, et les 2 autres suivent, à qui il donne parfois des indications de tempo, d’intensité ou de solo à la manière d’un chef d’orchestre, de quelque furtif signe de la main. Quelques très beaux moments me restent en mémoire, tel un morceau où la guitare se rappelle soudain les ouds endiablés de ses racines moyen-orientales, ou la ballade Belo Horizonte (pour laquelle, dixit son auteur, tous les gars venus ce soir avec leur copine devront le remercier cette nuit, « because it works, guys, you’ll see »), ou ces passages où il fait montre de ses talents de multi-instrumentiste (un blues à l’harmonica, un autre à la trompette). Après un 4 mains de percussions sur les fûts avec le batteur puis sur la basse avec le bassiste (logique, n’est-il pas ?), le final repartira dans le surf-rock instrumental plombé, avec entre autres un Misirlou (« you know this song, do you ? ») endiablé qui laisse la salle en transe. Ce que les mots ne disent pas, ce sont les sourires des musiciens, le plaisir immense qu’ils ont à être sur scène et à s’amuser comme des petits fous. Dale fait des blagues de gamins (arrosant son harmonica d’eau, il lui prend soudain d‘asperger la foule à la manière d’un goupillon en déclamant le Notre Père, puis s’arrête dans un éclat de rire : « If my mother could see me, she would be very upset. ‘Dickie, won’t you behave ?!’ » ), se remonte les fesses pour faire comprendre au sondier qu’il veut plus de volume dans le micro, drague les filles dès qu’il le peut, et met la pêche à tout le monde. Au moment des adieux après 1h30 d’énergie pure (mais sans rappel), il remerciera la salle : « you are my medicine ».

Et nous, en passant devant la Bel Air que son proprio s’apprête à rentrer au garage, on se dit que finalement, ça n’a pas vraiment l’air d’être grave, vieillir…