Lee Hazlewood - Cowboy In Sweden (1970)

Avec la réapparition de Lee Hazlewood, c’est la dernière légende cachée d’une telle envergure qui est mise au jour dans l’histoire de la pop. Producteur, auteur, compositeur et interprète de haute volée, il aida à la naissance du rock et fricota avec la gloire avant de se volatiliser il y a vingt-cinq ans, riche et oublié. Mais des fanatiques s’entichent alors de ce maître songwriter, mi-zozo mi-poète.

Sans l’acharnement de nombreux collectionneurs et de musiciens comme Nick Cave, qui font circuler depuis des années ce nom qui devenait d’autant plus mythique que ses disques aux chansons magiques restaient quasi introuvables, on n’aurait sans doute plus jamais entendu parler de Lee Hazlewood. Un personnage pourtant déterminant pour l’histoire de la pop, aux talents multiples et apparemment désinvolte, qui goûta à la célébrité dans l’ombre de Nancy Sinatra. Mais forte tête dédaignant le showbiz, il s’amusa ensuite dans un parcours solo aussi riche artistiquement que désastreux commercialement, jusqu’à être la victime d’un assassinat gratuit.

En 1973, quadragénaire assez médiocrement en odeur de sainteté auprès des pontes de la “contre-culture”, il sort un album au titre en forme d’autoportrait dubitatif : Poet, fool or bum (soit “Poète, zozo ou clodo ?”). Le New Musical Express, alors arbitre des élégances musicales, lâche en guise de critique un verdict homicide, en un seul mot : “Bum”. Hilarité générale. Terrassé par le ridicule, Hazlewood se volatilise. Esseulé en Suède ? Croqueur de señoritas en Espagne ? Lounge lizard à Las Vegas ? Les rumeurs dansent la samba, mais l’homme reste introuvable. La longue marche vers la réhabilitation prendra près de vingt-cinq ans.

De Lee Hazlewood, on connaissait surtout les affriolants duos avec Nancy Sinatra, qui l’avait d’abord appelé à la rescousse en 65 pour faire décoller sa carrière aux Etats-Unis. Propulsée dulcinée des camionneurs par These boots are made for walking, premier numéro un écrit par Hazlewood, Nancy fait alors le bonheur des programmateurs radio et des marchands de bikinis roses. Sur les albums du couple formaté la Belle et la Bête (elle chante et aguiche, lui compose et produit), les hits acidulés voisinent avec quelques-unes des plus altières éminences de la grande cordillère pop.

A l’époque, Hazlewood, né en Oklahoma en 1929 et de onze ans l’aîné de Nancy, est déjà un vétéran ­ de la guerre de Corée comme des embuscades du show-business. L’homme a successivement été animateur radio, DJ en Arizona, inventeur de sons avec une formule magique : chambre d’échos + trémolos = hits à la chaîne dès 56, avec un 45t autoproduit chanté par un certain Sanford Clark. Il participe alors à la définition de ce qu’on commence à appeler rock’n'roll en signant une série de tubes pour son copain guitariste Duane Eddy. Hazlewood sera également compositeur mercenaire ou mentor de Phil Spector et producteur aux méthodes de négrier.

Avant d’être aujourd’hui réédité par le label du batteur de Sonic Youth (six albums prévus en 99), Hazlewood est encensé pendant toutes les années 80 et 90 par une confrérie de musiciens fouineurs, de Sonic Youth aux Tindersticks, de Nick Cave à Lisa Germano, et a usé les semelles de nombreux collectionneurs. Butin longtemps rachitique : on ne trouvait de lui que quelques vinyles rarissimes ou CD au statut légal douteux, une poignée de photos intrigantes ­ un croisement entre Sonny Bono et le Dustin Hoffman de Little big man, Lee en hobo solitaire, étreignant une grosse guitare en attendant un train fantôme, Lee moustachu et à poil, un six-coups entre les jambes, frimant comme un chasseur de tigre à côté d’une époustouflante rouquine… En Casanova country, Hazlewood a trouvé le rôle de sa vie ­ pour lequel, comble d’ironie pour ce farceur businessman, il est particulièrement bien payé.

Question présence salace, le moindre de ses grondements de grizzly donne à Iggy Pop ou Jim Morrison des allures de puceaux falots. Lee a un piège à filles, un truc tabou, un joujou extra : son chant. Sertie d’arrangements fastueux, qui invitent les rengaines de cowboys dans une mirifique caverne d’Ali Baba regorgeant de clavecins dorés et de pianos platinés, sa voix sépulcrale allume des brasiers sous les micro-robes des années jerk. Sculptées dans le folklore country par une diction somptueuse, ses chansons ameutent une profusion de violons tour à tour espiègles, épiques ou étourdissants, chargent des choeurs en pâmoison de ponctuer des textes à tiroirs, profonds et dérisoires, entre poilade, introspection et grand spectacle.

Chez Lee, on n’a guère le temps de s’ennuyer : le cinéma, la country et la gaudriole s’offrent de folles farandoles. Mais le saltimbanque ne se satisfait plus de son rôle d’amuseur et fuit la gloire showbiz qui lui tend les bras : il rêve de se mesurer aux songwriters sérieux alors encensés par la presse rock ­ en mettant un soin tout particulier à ne pas être pris au sérieux. Après deux premiers albums solo excentriques en 63-64, Hazlewood crée son propre label, LHI, et enregistre à la fin des années 60 et au début des années 70 des versions majestueuses de monuments signés Leonard Cohen, picore dans les répertoires de Dylan, Tom Waits ou Tom Rush, écrit pour les chanter lui-même des chansons à la pelle. En vain : pendant l’ère Joni Mitchell, la sincérité volubile a le vent en poupe et les dilettantes sont démodés, les touche-à-tout condamnés au rancart. En solo, ses disques se vendent zéro. Trop de caillasses country au milieu des pépites pop, trop d’ironie pour masquer sa sensibilité, trop de plaisanteries pour dissimuler ses faces sombres.

Au milieu des années 70, le clown trousseur de jupons a l’âme en peine, son album Performer laisse affleurer un désespoir d’autant plus déconcertant qu’il tranche radicalement avec la veine de fanfaron longtemps explorée par Lee : à travers la complainte d’un vagabond épuisé au terme d’une vaine chasse aux mirages (“Vingt-cinq longues années perdues à poursuivre un rêve”) perce la hantise d’une fin à la Hank Williams : “Merci d’être venus me voir crever sur scène, ça ne saurait tarder, j’ai encore trois shows à jouer ce soir.” Vanné, Hazlewood décroche après dix-sept albums.

Interviews refusées, pas de domicile fixe. Du mystère naît un culte. Les vieux disques s’échangent à prix d’or. Fugitivement, Lee renoue avec les scènes américaines pour la tournée 95 de Nancy Sinatra, dont seul demeure le souvenir d’un effeuillage publicitaire qui produisit un mémorable effet Viagra sur les ventes de Playboy, avec mademoiselle Sinatra nue en couverture ­ ultime concession à la pudeur, Nancy, encore très en formes, y était immortalisée uniquement vêtue des bottes légendaires dont Lee l’avait chaussée trente ans plus tôt.

Un an plus tard, après l’avoir longuement traqué, on avait retrouvé la trace d’un Lee Hazlewood jouant au mini-golf dans une station balnéaire espagnole dessinée par Disneyland, en compagnie de sa femme Jeane, de trente-cinq ans sa cadette. Le cowboy que l’on disait muré dans le silence donnait là sa première vraie interview en plus de vingt ans.

Lee Hazlewood :­ Je ne donne presque jamais d’interview. Le pire, c’est de voir débouler des gens qui me demandent ce que j’ai fait à part écrire These boots are made for walking : congédiés dans la seconde, ces ignares ! Après les concerts, je préférais m’installer au bar devant un verre de scotch. Vous vous êtes retiré.

Que faites-vous depuis vingt ans ?

Rien. Mais je le fais tellement bien que les gens ont l’impression que je fais quelque chose. En gros, je travaille deux, trois jours par an, quand un ami m’appelle de Suède ou d’Allemagne. Cela me suffit amplement. Vous savez, depuis 1956, je gagne ma vie grâce à la musique. J’ai passé quinze à vingt ans de mon existence en studio. J’ai raté plus de couchers et de levers de soleil que n’importe qui au monde. J’ai des amis qui ont dix ans de moins que moi et qui produisent toujours : ils ont l’air d’avoir dix ans de plus. Rien de pire qu’un studio d’enregistrement : on mange n’importe quoi, on fume clope sur clope, l’horreur. Ce n’est pas que le travail soit lassant, mais l’atmosphère est trop confinée. J’en suis presque arrivé à détester les studios. A mon avis, c’est pire que l’héroïne ­ je n’y connais rien à l’héroïne. Je me suis arrêté pour garder ma santé mentale, je trouvais que j’en avais fait assez. Mais aujourd’hui, je me rends compte que je n’en avais pas fait suffisamment.

Où avez-vous passé ces vingt dernières années ?

Principalement à Phoenix, Stockholm, Helsinki ou en Espagne, je faisais des allers-retours. J’ai vécu quatre ans en Suède, pendant les années 70. J’ai fait plusieurs émissions pour la télé suédoise parce que je n’arrivais pas à vendre mes idées d’émissions aux Etats-Unis. Elles étaient construites autour des chansons d’Harry Chapin (songwriter new-yorkais dans la tardition de Woody Guthrie ou Phil Ochs). Le concept a été repris par plusieurs pays et pour un show à Broadway. Après ça, il ne restait plus rien à conquérir en Suède, alors je suis rentré.

Dans les années 50 et 60, aviez-vous besoin d’écrire des chansons pour vous exprimer ?

Non, j’écrivais des chansons pour le travail. J’étais connu comme auteur-producteur ­ contrairement à mes amis de l’époque, qui avaient du succès mais n’étaient que producteurs. C’est pour cela qu’on faisait si souvent appel à moi : j’écrivais des chansons sur mesure pour les artistes qui s’adressaient à moi.

Qu’est-ce qui vous poussait à écrire des chansons ?

Quand je n’étais pas pris en studio, je m’étais fait un planning : trois heures de travail deux jours par semaine, mais toujours à la même heure, à partir de 15 ou 16 h. Je m’asseyais sans avoir aucune idée de ce que j’allais écrire et je commençais quelque chose. J’ai fait ça des années 50 aux années 70. Au départ, quand j’étais DJ, je passais cinq à six heures par jour à écrire des chansons. Je pensais que je pouvais en écrire de meilleures que celles que je programmais. Folie de jeunesse ! J’ai dû écrire cinquante des pires chansons que vous n’avez jamais entendues ­ c’est du moins ce qu’on m’a dit quand je suis allé à Los Angeles pour essayer de les vendre. Ce qu’il y a de bien, c’est qu’aucun de ces titres n’a eu de succès. Mais j’ai appris. D’abord, j’écrivais des chansons pour satisfaire mon ego. Ensuite, je suis devenu producteur dans le seul but d’enregistrer mes chansons. Petit à petit, les chansons se sont améliorées et parallèlement, je suis devenu un bon producteur.

Aujourd’hui, vous êtes retiré mais vous semblez ne pas tenir en place.

Mon business manager new-yorkais m’appelle le vagabond (en français dans le texte). Après des années sans travailler, j’ai remis le pied à l’étrier d’avril à septembre 95, pour une tournée avec Nancy Sinatra. Une fois la tournée bouclée, je lui ai annoncé que je retournais en Espagne. “Mais tu ne peux pas faire ça, s’est-elle exclamée, je viens juste de te retrouver !”

Comment un pur Américain comme vous part-il pour l’Europe ?

C’est facile. Pas grand-chose ne me retenait : mes enfants étaient grands et mes affaires entre de bonnes mains à Los Angeles. A moins de vouloir travailler, rien ne m’obligeait à rester. Et moi, j’ai un problème avec le travail… La tournée avec Nancy de 95 par exemple, je l’ai faite uniquement pour m’amuser. Un vrai choc culturel, en fait. On a commencé la tournée au House of Blues de LA : j’étais persuadé qu’il n’y aurait pas un chat dans la salle et qu’on ferait un bide. Qui a envie de voir une femme de 55 et un homme de 65 ans ? Et vous savez quoi ?! C’était bondé ! Les billets se revendaient au noir à 200 dollars pièce. Le public ? Composé de jeunes de 19 à 23 ans ­ même pas l’âge de mes enfants ! ­ qui connaissaient les chansons par coeur. Ils hurlaient comme pour un concert de Michael Jackson ! De la folie ! Le même scénario partout, de San Francisco à New York. Même le New York Times, réputé pour ses critiques acerbes, a publié un article élogieux ! A croire que Nancy les avait soudoyés ! En général, les critiques ne lui sont pas très favorables, alors qu’elles sont toujours bonnes quand on se produit ensemble ­ comme dans les années 60. A cette époque déjà, elle avait un trac fou avant les concerts. Cette fille, qui était au top, qui faisait la couverture de tous les magazines, déboulait dans ma loge dans un état de nervosité avancée. Mes origines texanes aidant, je prenais cette petite femme haute comme trois pommes dans mes bras pour la réconforter : “Il y a là trois mille personnes qui ont payé 50 dollars pour nous voir, crois-tu qu’ils soient venus pour nous haïr ? Non, ils sont venus pour nous aimer. Et s’ils sont venus pour nous aimer, nous devons nous faire haïr. Mais ils ne nous haïrons pas : nous sommes trop mignons.” Elle m’a répondu : “Y’a un truc qui tourne pas rond chez toi. Mais ta logique est incroyable.” Et elle partait sur scène le coeur plus léger, soulagée. Soit dit en passant, ma loge est ensuite devenue sa loge ­ elle se sentait seule dans l’immensité de la sienne. Pendant la dernière tournée, cette situation s’est à nouveau présentée : elle craignait que le public ne se souvienne pas des chansons. C’est une drôle de responsabilité pour moi, je ne veux pas agir sur Nancy comme un Valium ­ mais c’est pourtant bien ce que je suis pour elle. Une fois sur deux, Nancy ne me présente pas lorsque j’arrive sur scène, pendant l’intro de Sand, elle dit juste “Le voilà.” Ensuite, on chante pendant 30, 35 minutes, elle est détendue, le tour est joué. On bavarde sur scène, on se raconte des conneries, l’ambiance est décontractée. J’aime boire mais je ne bois jamais avant les concerts.

Pourquoi êtes-vous si raisonnable ?

Je ne laisse jamais mes vices prendre le dessus sur ma vie professionnelle. J’ai vu trop d’artistes le faire, se poudrer le nez, fumer des joints. Moi non. Comment je fais ? C’est simple : pendant la journée, je suis un scientifique rigoureux. Après le dernier concert, je suis un fêtard invétéré. Je ne ressens pas de nervosité avant les concerts, mais de la rage et de la colère.

Pensez-vous que cela aurait été différent si vous aviez commencé la scène à 20 ans ?

Vu l’âge où j’ai commencé à me produire, le public m’était toujours acquis d’avance. Je n’ai jamais eu à batailler contre un public hostile. De toute façon, je ne serais pas monté sur scène à 20 ans ­ et si je l’avais fait, je serais monté par un côté et immédiatement redescendu de l’autre. Je ne suis pas un artiste et en faisant de la scène, je me suis mis dans le pétrin ! Mais ce serait mentir que de dire que je n’y prends jamais de plaisir. Ce qui est vrai, c’est que je ne m’y entends pas dans le côté artistique ; je m’y connais en compositions, en affaires, mais je ne comprends pas pourquoi des jeunes comme vous viennent aux concerts et y trouvent de la vérité. Ça me dépasse.

C’est simple : avant votre chanson Lady Bird par exemple, je n’avais jamais rien entendu de semblable.

J’aimais beaucoup cette chanson, mais elle n’a jamais dépassé la trente-huitième place du hit-parade.

Vous savez bien qu’il se passe quelque chose lorsque vous chantez.

Effectivement, mais Dieu seul sait quoi. Quand je chante, il y a du trauma et du drame. Vous m’avez déjà vu chanter ? Je ne fais rien de spécial : je monte sur scène et je le fais, c’est tout. Je ne suis pas un professionnel… Vraiment, moi, je ne comprends pas l’intérêt des jeunes pour la musique des années 60 et 70. J’ai écouté des reprises de mes chansons par des groupes dont je n’avais jamais entendu parler ! Je le prends comme un compliment, même s’ils n’en ont certainement pas vendu plus de cinquante exemplaires !

De nombreux jeunes groupes ont voulu travailler avec vous. Pourquoi n’avoir jamais donné suite ? The Jesus & Mary Chain par exemple : votre collaboration avait même été annoncée dans les journaux.

Oui, c’était vers 92, 93. Je les ai rencontrés, Jimmy et William, deux mômes sympathiques, des bébés. J’habitais Phoenix à l’époque. Ils avaient même composé deux morceaux à la Lee Hazlewood, plutôt pas mal. J’étais prêt à travailler avec eux sur ces deux chansons car ma fille, adolescente à l’époque, adorait ce groupe. Et puis, j’ai reçu un coup de fil de leur manager et c’est là que ça s’est corsé. Je ne demandais même pas d’argent, juste qu’on me paie un billet aller-retour pour Londres en classe affaires. Et vous savez ce qu’il m’a dit ? Que Warner Bros n’avait pas les moyens de payer la classe affaires, l’équivalent de 1 600 dollars ! Je l’ai envoyé chier. Je ne voyage dans les sièges du fond d’un avion pour personne !

Qu’avez-vous fait au début des années 70, vos dernières années d’activité ?

J’ai enregistré des disques en Suède, en Allemagne et aux Etats-Unis. J’ai chanté avec toutes les filles de la terre : quand je chante tout seul, les disques se vendent moins bien. Je suis un compositeur, un producteur, mais pas un artiste ­ ça, c’est arrivé par accident. On me paie autant pour écrire un album qui se vend bien qu’un album qui se vend mal. Et vous savez pourquoi ? Parce que je me fais toujours payer à l’avance.

Votre ambition n’a jamais été d’être un chanteur ?

Jamais. Mais on me l’a demandé.

Pourtant, avec la voix que vous avez…

Une voix de whisky. Et puis, je vous l’ai dit : les disques sur lesquels je chante se vendent moins bien.

Les gens de notre génération ont commencé depuis quelque temps à s’intéresser à vos albums, restés longtemps introuvables.

C’est d’ailleurs parfois assez gênant pour moi que ces vieilles fadaises refassent surface. Je suis très étonné de constater que des jeunes collectionnent mes disques. Ils me demandent parfois de chanter des chansons que j’aurais préféré oublier pour toujours ! Je ne possède même pas mes disques originaux, je n’ai que des copies cassettes. Avant, j’avais deux ou trois murs remplis de disques d’or qui prenaient la poussière. Alors un jour, je les ai tous donnés à des amis. Et puis en 74, à Stockholm, je me suis fait cambrioler : on m’a volé une veste en cuir que j’adorais et tous mes propres disques ­ que j’avais commencé à collectionner pour mes enfants ­ et rien d’autre ! Et puis, il y a quelques années, un jeune type m’écrit d’Angleterre pour me dire qu’il possède presque tous mes albums. Il me demandait des tas de trucs en échange. Je lui ai répondu que s’il m’envoyait une copie de tous ces disques, je lui donnerais un de mes disques d’or. J’étais content de cet accord parce que je ne possédais plus mes albums originaux, alors que des disques d’or, j’en avais en pagaille. Les copies qu’il m’a faites sont de bonne qualité, ce sont les seules que j’ai. Je ne dispose pas des masters originaux, sans doute passés à la poubelle. Mais les droits de la plupart de mes albums me sont revenus. C’est d’ailleurs moi qui ai inventé cette clause stipulant dans les contrats qu’après un certain nombre d’années, on récupère les droits sur ses chansons. Je préfère le son des anciens enregistrements, avec les craquements et tout, aux remasterisations actuelles, qui arrivent à une qualité de son qu’on ne pouvait pas atteindre à l’époque. J’aime la sonorité lo-fi. C’est dans cet esprit que les titres ont été enregistrés au départ, sans trop de dynamique.

Comment écriviez-vous ?

En général, je commence par une idée de titre. Ensuite, c’est un peu comme des mots croisés : j’élargis les cercles à partir du titre. Je sais très bien sortir l’essence de mes chansons. J’ai intentionnellement écrit des chansons très bêtes, Sugar town par exemple. Les journaux américains ont dit que c’était la chanson la plus bête à avoir jamais cartonné. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’elle faisait référence aux nombreux hippies présents à LA à l’époque, qui imbibaient des morceaux de sucre de gouttes de LSD. Mais il était impossible de parler ouvertement d’un sujet pareil. Du coup, j’ai passé énormément de temps à faire de cette chanson une chanson con. Infantile et débile. Nancy n’en a jamais rien su. A l’époque, quand j’avais écrit cinq, six morceaux, j’allais chez elle avec ma guitare et je les lui chantais, sans lui dire laquelle j’avais écrite pour elle. Elle avait le droit de choisir la chanson qui lui plaisait le plus. Parfois, elle me demandait ce que signifiaient les paroles. Je lui disais toujours que je n’en avais pas la moindre idée. Qu’elle chante, point. Un jour, Nancy et moi devions enregistrer Some velvet morning pour une émission télé. Le producteur télé voulait nous filmer en train de faire du cheval dans les montagnes. Pourquoi pas. J’avais montré les paroles au type, qui n’avait rien compris. Je lui ai dit qu’elles n’avaient pas plus de sens que de nous faire faire du cheval dans les montagnes. A ce moment-là, Nancy m’a pris à part pour me demander “Mais bon Dieu, ça veut dire quoi “I wanna open up your gate” (Je veux ouvrir ta porte) ? Est-ce que ça veut dire… ?!” Elle avait bien compris !

Vous composiez à la guitare ?

Oui, à la guitare seulement. Et je ne suis pas bon guitariste, je ne connais pas beaucoup d’accords. Je ne jouais jamais de la guitare sur mes disques, je n’en ai pas la patience ­ c’est déjà assez dur de chanter ! En fait, j’ai repris la guitare il y a quelques jours pour noter une idée de chanson.

Qu’est-ce qui rend les chansons de Lee Hazlewood si spéciales ?

Vous savez comment s’appelait la première voiture Ford ? Une Model T. Eh bien moi, j’écris des mélodies Model T et des paroles Rolls Royce. La Model T était une voiture très simple et les mélodies que je compose sont très simples ­ bien qu’un peu plus compliquées qu’elles ne paraissent de prime abord. Mes paroles semblent être écrites comme ça, à la va-vite. C’est faux. J’utilise des mots simples et souvent, les gens, quand ils écoutent le morceau, se disent qu’ils pourraient faire pareil ­ ce que je prends d’ailleurs comme un compliment. Mais en réalité, ce n’est pas aussi facile à réaliser que cela. Car écrire une chanson qui a l’air d’être stupide n’est pas toujours si évident.

A l’origine, quelles étaient vos sources d’inspiration ?

Etudiant, je me suis intéressé à la mythologie grecque. Mon personnage féminin préféré était Phèdre : une vraie salope ! Je l’aimais bien parce qu’elle faisait ce dont elle avait envie. On la retrouve dans Some velvet morning. Phèdre est un prénom que j’ai toujours adoré ­ j’étais d’ailleurs à deux doigts d’appeler ma fille Phèdre. J’ai renoncé, persuadé qu’il y aurait toujours un petit malin pour me le reprocher, du style “Mais comment as-tu pu appeler ta si gentille fille Phèdre ? Sais-tu ce qu’elle a fait, Phèdre ?!”.

Vous avez passé une enfance heureuse dans une famille équilibrée, semble-t-il.

Mon père forait des puits de pétrole. Il a commencé par trouver beaucoup d’or noir, avant de tout perdre en creusant des puits qui n’ont rien donné. Ensuite est venue la guerre et il s’est mis à construire des raffineries de pétrole. Nous n’étions pas riches, mais nous n’avons jamais souffert. Il a gagné un max de blé avant de tout reperdre. Ça ne l’a pas préoccupé outre mesure. Ma mère, si : elle lui reprochait d’avoir été trop gourmand. Mon sens du business, je le dois à mon père. En un sens, je suis heureux qu’il ait fait faillite lorsque j’avais 6 ou 7 ans : je me suis promis à ce moment-là que si un jour j’avais du succès, je ne me ruinerais jamais. J’ai tenu parole. Ça m’a toujours effrayé. Mon père était trop généreux et trop gentil. Mais il a bien vécu, à l’instar de ma mère. On déménageait très souvent à l’époque, de zones de forage en nouveaux puits. Un jour, j’ai demandé à mon père si on ne pouvait pas s’installer en un même endroit et y rester trois ou quatre années ­ j’avais déjà changé cinq fois d’école en un an. Ça m’a longtemps plu de changer d’école tous les deux mois : juste le temps de se pointer, de foutre sa merde et hop, on repartait. Mon père a accepté et nous nous sommes installés au Texas pendant plusieurs années.

Vos parents étaient-ils mélomanes ?

Mon père adorait le blue-grass. Il avait un tourne-disque assez pourri. Un jour, je lui ai fait envoyer un appareil génial, avec télé incorporée et tout : ça lui a drôlement plu. Il pouvait couvrir la voix de ma mère qui, elle, n’était pas une grande adepte du blue-grass ! Mon père était un homme très intelligent. Son père était juge, deux de ses frères avocats. Il s’était abonné à Billboard, Cashbox et Music world. Il avait une telle mémoire que devant mes amis, il passait pour un mec qui travaillait dans le business : il savait des trucs que j’ignorais, mes amis étaient bluffés !

Quand avez-vous compris que la musique était votre voie ?

Pas la musique, l’écriture. Au Texas, pays de machos, quand vous êtes un garçon créatif, il faut faire très attention. Ecrivez sur les feuilles qui tombent des arbres et on vous prend immédiatement pour une pédale. Je m’en sortais en faisait preuve d’humour, j’écrivais des trucs drôles. Il était impensable de faire un poème sur un chagrin d’amour ou un coucher de soleil.

D’où vous vient ce talent ?

Personne ne sait. Mon père avait de l’humour, mais n’écrivait pas. Ça ne vient pas non plus de mes grands-parents. Quoique peut-être un peu de ma grand-mère, qui avait du sang indien et entretenait une relation très amusante avec Dieu, qu’elle appelait toujours “Spirit”. Elle Lui parlait d’égale à égal. Ça me fascinait quand j’étais petit. Si le matin elle faisait tomber quelque chose, elle s’en prenait directement à Lui : “Si c’est ce genre de choses que Tu me réserves aujourd’hui, je vais me recoucher !” Je crois que je tiens d’elle. Elle était géniale. Elle venait de l’Oklahoma, de l’une des cinq tribus civilisées qui avaient leur propre langue. Elle est morte quand j’étais en Corée. Il y a plus : elle a eu huit petites-filles… et moi ! Résultat, elle m’adorait ! Elle était blanche le lundi, le mercredi et le vendredi, et indienne le mardi, le jeudi et toujours le dimanche : jamais elle n’allait à l’église. Au lieu de quoi elle méditait dans la véranda. C’était son sang indien. Du coup, moi non plus je ne suis jamais allé à l’église. Autre conséquence : mes enfants ne sont jamais allés à l’église non plus. Mais ils croient tous en Dieu. Debra, mon aînée, a rencontré un Juif et s’est convertie. En fait, nous sommes des “small hox”, des Juifs indiens !

Lorsque vous étiez étudiant, quel rapport aviez-vous avec la musique ?

Je savais que je ne voulais pas entrer dans le commerce du pétrole. J’allais entrer en fac de médecine quand la guerre de Corée a éclaté. J’écrivais des petites choses par ci par là, et je me disais que ce serait cool d’écrire un tube. C’est un rêve de toujours : écrire un tube, être Paul Newman ou Alfred Hitchcock. On veut devenir quelqu’un. Mon ambition était d’écrire un tube et de m’acheter la maison de mes rêves. Je gardais toujours sur moi, même en Corée, cette image que j’avais découpée dans un magazine : une maison avec un patio au milieu. Mais je n’ai pas eu les 25 000 dollars nécessaires à sa construction, à l’époque.

Finalement, vous avez eu votre tube avec These boots are made for walking, chanté par Nancy Sinatra en 65.

Il est resté numéro un pendant trois ou quatre semaines, détrôné par une chanson dont plus personne ne se rappelle aujourd’hui : un truc sur la guerre du Vietnam, The Ballad of the green berets, politique au possible. Rendez-vous compte : ça ne se dansait même pas ! Une seule de mes chansons a décroché la première place, alors qu’une foule de celles que j’ai produites l’ont fait ! Et que je ne les aimais même pas particulièrement.

Quand avez-vous compris que vous pouviez faire carrière dans la musique ?

A l’époque où je gagnais 105 dollars par soir à faire le DJ à Phoenix. A mon retour de Corée, j’ai refait deux années d’études, mais je ne voulais pas devenir médecin. Du coup, j’ai commencé à faire le DJ. Pendant deux, trois mois, j’ai mis de côté l’argent que je gagnais. Ensuite, j’ai investi 190 dollars dans un disque : j’avais écrit et produit la chanson (The Fool, 1956). La seule chose que je n’ai pas faite, c’est la chanter : j’ai laissé ça à un type nommé Sanford Clark. On l’a pressé et on l’a envoyé à deux ou trois cents radios. Plusieurs grandes stations ont commencé à la passer. Et elle a grimpé jusqu’à la septième place des charts. On a vendu le master à une autre maison de disques, parce qu’on ne pouvait pas fournir ! En une semaine, on nous en a commandé deux cent mille ! C’était un disque bizarre, du vieux rockabilly avec un texte genre anglais ancien.

Connaissez-vous le solfège ?

Contrairement à la plupart de mes amis, je sais lire et écrire la musique. Mais je préfère l’enregistrer sur une cassette, la refiler à un mec qui, pour 50 dollars, me retranscrit le tout en deux minutes : à moi il me faudrait deux jours, alors à quoi bon ?!

Leonard Cohen, avec qui vous avez quelques points communs et dont vous avez repris une chanson, ne sait pas écrire la musique.

Non, il a sa petite guitare et chante ses petites chansons. J’aime bien celles de ses débuts… et puis l’album I’m your man.

Il a enregistré à la fin des années 70 un formidable disque avec quelqu’un que vous connaissez bien : Phil Spector.

Savez-vous pour qui Phil Spector a travaillé en premier dans ce business ? Pour moi ! Un jour, ce petit homme étrange s’est pointé dans les bureaux de mon label pour me dire qu’il aimerait faire des disques. Je lui ai alors parlé d’un groupe dont nous ne savions que faire, les Paris Sisters. Il a immédiatement sauté sur l’occasion : “Je peux les produire !” Je lui ai alloué un tout petit budget et il a fait un disque merveilleux. On a essayé de le fourguer, mais personne n’en voulait. Alors je l’ai sorti sur mon petit label. Résultat : huit cent mille exemplaires vendus. Phil est un génie, il est resté deux ans avec moi en studio, à Phoenix, où je lui ai appris à empiler les sons en mono. Ce qu’il en a fait ensuite est extraordinaire. Moi, j’empilais cinquante choses, lui, quatre fois plus. Phil était un génie, moi non. Je lui ai montré des petites choses et je n’avais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus fous, qu’il serait possible d’en faire ce que Phil en a fait. Encore aujourd’hui, quand j’écoute ses disques, je me demande comment il a fait. Il a bâti son “mur du son”. Je l’ai financé, mais je n’étais pas impliqué dans le travail effectif ­ ça me rendait dingue : j’aime beaucoup Phil, mais c’est quelqu’un de difficile, comme moi à son âge. Philip a un ego beaucoup plus grand que le mien. Il est devenu très riche, il l’est toujours d’ailleurs. Il a de quoi être fier.

Pourquoi admirez-vous autant ses disques et si peu les vôtres ?

Mes disques : de la merde à côté de ceux de Spector. Il prenait des risques, moi jamais. Il a poussé les choses jusqu’à leur limite. Moi, je suis un bon producteur, Phil est un artiste. Le premier producteur de disques artiste.

N’étiez-vous pas jaloux ?

Jaloux ? ! Mais vous êtes fou ! J’étais fier ! Je lui ai appris tout ce que je savais, mais ce qu’il en a fait dépasse l’entendement. Et il y serait arrivé sans moi. Phil voulait décrocher la Lune, il l’a décrochée, et toutes les étoiles avec. Aujourd’hui, on parle du wall of sound, du Spector sound, mais pas du Hazlewood sound. Il est probable que j’aie vendu plus de disques que lui, mais il est le seul à avoir complètement retourné l’industrie du disque. Malheureusement, il est impossible de travailler avec lui : il a la tête pleine de coke, il est trop défoncé.

L’excentricité ne vous est pas étrangère non plus, et votre musique ressemble souvent à une espèce de country disjonctée. Vous considérait-on l’époque comme un excentrique ?

Oh non, j’étais monsieur Tout-le-monde ! J’ai des copains artistes, mais pas particulièrement des gens du showbiz. Le dernier ami que je me suis fait, c’était il y a vingt ans. Sinon, mes amis sont mes potes de l’école.

Comment monsieur Tout-le-monde écrit-il de la musique excentrique sous des apparences parfois tranquilles ?

Parce que je suis banal au point d’en être excentrique !… Non, honnêtement, je ne sais pas. Ça me plaît d’être banal, mais je ne crois pas que ma façon de penser soit banale pour autant. J’ai beaucoup d’habitudes par exemple : j’aime aller toujours aux mêmes endroits avec les mêmes gens. Mais même mes enfants, Deb, Mark et Samantha, trouvent leur père un peu bizarre par moments.

Et vous êtes d’accord avec eux ?

Non. Je ne suis pas bizarre, mais je peux tenir des raisonnements un peu étranges parfois. Alors que les gens normaux comptent 1, 2, 3, etc., moi je pense 1, 9, 5 etc. Mais ça concerne mes pensées, pas mes actions. C’est ma créativité. Je suis banal, mais pas mes raisonnements. Je me retiens parfois, quand ça va trop loin. Il y a des trucs que je ne dis pas à mes amis, parce que c’est trop loin d’eux. Mais si ça m’arrive, ils excusent mon excentricité.

Pourquoi n’appliquez-vous pas votre excentricité à votre vie de tous les jours, qui paraît d’une parfaite platitude si l’on en juge par votre environnement ?

Des amis à moi l’ont fait. Résultat : à 35-40 ans, ils étaient au bout du rouleau, cramés, lessivés. C’est dommage. Ils ont essayé de vivre exactement ce que leur dictait leur pensée. C’est con. Dieu merci, j’ai eu plus de clairvoyance. Ce sont les pensées qui m’intéressent. C’est pour cette raison que je dis à mes enfants que je me contrefiche de ce qu’ils lisent, aussi longtemps qu’ils lisent. Si vous saviez ce que je lis ! Les journaux anglais. Faut déjà être décadent pour lire les journaux anglais !

Il y a donc au moins deux Lee Hazlewood.

Au moins deux. Mais je les contrôle. La preuve : je ne suis pas en prison. Mon père m’a fait passer certaines manies. A ce qu’il paraît ­ vu que je ne me rappelle pas grand-chose ­, j’étais kleptomane à l’âge de 6 ans. Aujourd’hui, ce que je hais le plus, à part les assassins et les ordures qui font des saloperies avec des mômes, ce sont les voleurs. Sans mon père, je croupirais peut-être en taule à l’heure qu’il est.

Vous êtes une sorte de Dr Jekyll et Mister Hyde ?

En quelque sorte. Mais je maîtrise le Mister Hyde. Il ne me hante pas, ne m’échappe pas, ne vient pas interférer avec ma vie réelle comme dans le livre. Sauf que dans le processus créatif, il faut laisser ce genre de choses remonter. Je ne vis pas ce que je pense ­ heureusement, je m’en sers dans mes chansons. C’est pour ça que mes chansons sont bizarres. Mes parents étaient solides et encourageants : je n’ai jamais vu de parents aussi fiers du succès de leur enfant. Mais ils ne la ramenaient jamais avec ça ­ si on demandait à ma mère ce que ça faisait d’être la mère de Lee Hazlewood, elle répondait simplement que, comme tout le monde, j’enfilais mon pantalon une jambe après l’autre.

Et à vous, le succès ne vous est jamais monté à la tête ?

J’étais bien trop occupé pour ça. En réalité, je n’ai jamais vraiment eu le temps d’en profiter. A part ces vingt dernières années, où j’ai peu travaillé et vécu avec l’argent mis de côté. Je possède plusieurs maisons, mais je vis simplement. J’ai eu deux femmes, et la séparation avec la première m’a coûté une fortune ! Je me suis débarrassé d’elle en 67. Ma seconde femme, la mère de Samantha, je lui avais fait signer un papier avant le mariage. Du coup, comme elle ne voulait rien, je lui ai donné plus qu’à la première. Mais ce gros paquet de fric que j’ai lâché pour ma première femme ne me tourmentait pas, je ne me suis pas dit que ma vie était fichue : je me suis remis au travail pour me refaire, c’est tout.

Pas mal de pop-stars ont perdu les pédales avec le succès et l’argent.

Evidemment, c’était coke à gogo, grosses voitures et toutes les femmes de la terre. Moi, j’aime les femmes et le confort, mais pas particulièrement les trucs trop luxueux et clinquants. J’ai bien eu quelques villas somptueuses, mais sans jamais m’y sentir à l’aise : je trouvais qu’il y avait toujours trop de monde qui gravitait autour. Je suis heureux ici, avec Jeane. Le cadet de mes soucis, le succès venant, c’était les vêtements. Je suis habillé exactement comme quand je gagnais 100 dollars à faire le DJ ­ ce qui a le don d’énerver mes enfants. Résultat : je ne suis jamais allé à toutes ces fêtes mondaines ­ je n’avais jamais rien à me mettre !

A vous qui aimez particulièrement les femmes, le succès a dû faciliter la tâche…

C’est certain : j’aime les femmes. Elles sont merveilleuses. En revanche, les groupies n’ont jamais été ma tasse de thé. Dans ma rencontre avec Jeane, mon succès n’a joué absolument aucun rôle : elle ne me connaissait pas. J’ai une histoire amusante à ce sujet. Pendant la dernière tournée avec Nancy, j’avais 66 ans, on me glissait des numéros de téléphone griffonnés sur des bouts de papier, que ce soit à Philadelphie, à New York, partout… Je les ai tous gardés pour les montrer à Jeane : ça l’a fait rire pendant une nuit entière. Dans les sixties, je suis pratiquement sûr de n’avoir jamais appelé un de ces numéros ­ alors que certaines de ces femmes étaient superbes. Mais ne mettez pas cette attitude sur le compte d’une quelconque posture morale : je n’ai aucune morale. La vérité, c’est que j’étais crevé après les concerts : j’allais me coucher, seul. On jouait souvent deux sets par soir, jusqu’à 1 h du matin. Dans les années 60, je n’étais pas blanc comme neige, il m’arrivait bien sûr de rencontrer des filles, dans des bars par exemple. Mais sans frénésie.

Comment en êtes-vous venu à travailler avec Nancy Sinatra ?

Ma première relation de travail avec Nancy a duré de 65 à 72. Les gens me demandaient toujours “Vous vous entendez bien avec son père ?” et je leur répondais “Je m’entends avec lui comme avec le père d’une fille à qui je fais gagner 2 ou 3 millions de dollars par an !” Pendant la tournée avec Nancy de 95, le soir, dans la maison familiale des Sinatra, accoudés tous les deux au bar à 3 h du matin, je désirais simplement qu’il me raconte ses histoires de la vieille époque ­ un peu comme vous aujourd’hui, des trucs vieux de vingt ou trente ans. Comment pouvait-il haïr un homme qui fait gagner des fortunes à sa fille ? C’était impossible, même si j’avais été éclopé et communiste convaincu ­ lui était républicain. Moi, je me contrefiche de la politique, bien que j’aie une sensibilité très à gauche. Tout en étant un capitaliste. J’ai décroché quand Robert Kennedy a été tué. Ça m’a brisé le coeur.

Quelles sont aujourd’hui vos relations avec Nancy ?

Nancy et moi sommes des amis de toujours et pour toujours. Elle fait des trucs que je désapprouve et inversement, mais sur scène, ce qu’on fait plaît. Je suis sûre qu’elle aimerait que je m’investisse davantage avec elle, mais ça ne m’intéresse pas. La seule chose qui m’intéresse quand nous sommes en tournée, c’est de savoir où se trouve ma chambre, comment arriver à la salle de concert, comment est foutue la scène, etc. Nancy le sait et fait tout pour que je me sente à l’aise : elle demande à quelqu’un de m’accompagner jusqu’à la scène par exemple. Elle sait aussi que sans ça, je peux être un fils de pute de première et refuser tout bonnement de monter sur scène. Vous savez, ces concerts, je ne les fais pas pour moi, mais pour elle. 80 % des chansons qu’elle chante sont des chansons que j’ai écrites. Moi, il m’arrive de l’écouter me raconter ses problèmes ­ sans d’ailleurs pouvoir apporter de solution. Ça dure comme cela depuis 1965. J’aime beaucoup Nancy, elle est beaucoup plus showbiz que moi, mais ça fait partie de son éducation. Je ne vais que très rarement aux fêtes mondaines de Nancy. Non pas que je m’y sente mal à l’aise, mais on tombe toujours sur un petit malin de journaliste qui vient vous dire ce qu’il n’aime pas chez vous. Mais que fout-il là, ce blanc-bec ? Je vais vous dire un truc : j’ai 66 ans, mais je suis toujours en mesure de botter le cul de quelqu’un si nécessaire. Je n’accepte pas qu’un petit con me prenne pour un con. Alors je préfère m’asseoir au bar avec mes potes, mater les filles ou jouer de l’argent.

C’était déjà le cas dans les années 60 ?

Oui. Je demandais à Nancy de les tenir à distance. Ces gens écrivaient des articles élogieux sur moi et pas sur elle ­ et ça me faisait suer. Et puis la majorité d’entre eux écrivent avec leurs pieds. Ils n’attendent qu’une chose de vous : que vous finissiez par dire des trucs comme ceux que je suis en train de vous raconter pour pouvoir écrire que finalement, ils avaient raison : Lee Hazlewood est un trou du cul.

Vous avez toujours séparé vie privée et vie professionnelle, contrairement à quelqu’un que vous connaissez, Jerry Lee Lewis.

C’était la grande époque du rock’n'roll. Et moi, je ne suis pas un artiste. Les disques ne se vendent pas sur mon seul nom, donc je ne suis pas un artiste. J’ai fait des disques qui, il y a vingt ans, se vendaient à 9,99 dollars pièce et qui aujourd’hui coûtent 300 dollars. Mais ça ne fait pas de moi un artiste.

Qu’est-ce qui fait un artiste ?

Le père de Nancy est un artiste, Tony Bennett est un artiste, Barbra Streisand est une artiste, Johnny Cash est un artiste. Leonard Cohen est un artiste, parce qu’il chante ses chansons mieux que personne ­ et ce, même s’il n’est pas un grand chanteur. D’autres chantent mes chansons mieux que je ne pourrais jamais le faire.

Est un artiste celui qui a son monde à lui, non ? Et vous avez fait un disque qui s’appelle The Very special world of Lee Hazlewood.

On donnait de bons titres aux disques à l’époque ! J’ai écrit ces chansons alors que je mettais un terme à une relation de quatorze ans avec ma première femme. C’était l’une des époques les plus heureuses de ma vie : enfin, je me débarrassais de cette salope ! Le titre venait d’une suggestion d’un ami d’enfance d’écrire une chanson qui s’appellerait Hazlewoodism.

Un de vos albums s’appelle d’ailleurs Les Causes et les effets du hazlewoodisme.

Je n’en ai jamais trouvé les causes ­ je crois que je n’ai jamais voulu les trouver. Vous savez, j’aime beaucoup être qui je suis. Vous imaginez la vie de gens comme le père de Nancy, Michael Jackson ou ce pauvre Elvis Presley ?! Ils ne peuvent rien faire, aller nulle part sans être reconnus ! Je les plains. Moi, je peux être peinard. Aussi longtemps que je paie mes factures, les gens se fichent de savoir si j’ai écrit des chansons. J’ai toujours considéré la célébrité comme un fardeau. J’ai pu me faire une petite idée de la chose dans les années 60. On me reconnaissait toujours à ma moustache et à mes cheveux noirs. Résultat : je me suis rasé la moustache, mes cheveux sont devenus gris à la trentaine, et le tour était joué ! De toute façon, je savais que si un jour la célébrité me montait à la tête, il me suffirait de prendre un avion direction le Texas et de passer un petit moment avec mes six copains d’enfance qui me ramènent toujours à la réalité. On m’appelle Barton là-bas. J’y retournais toujours pour recharger mes batteries. En 66, un journaliste ­ un bon ­ du Los Angeles Times m’a demandé d’où m’était venue l’idée de These boots are made for walking. C’est simple : un soir de 1963, 64, au Texas, j’étais allé dans un bar tenu par un ancien camarade de classe, à Port Arthur. A une table, j’ai vu ce type de 35-40 ans boire un verre après l’autre. Comme je savais qu’il venait juste d’épouser une fille qui avait la moitié de son âge, je lui conseillais de rentrer la retrouver s’il voulait la garder. A quoi il me répondit “Chez moi, c’est moi le patron, et si elle ne m’obéit pas au doigt et à l’oeil, elle sentira ces bottes lui passer sur tout le corps !” J’étais horrifié. J’ai noté ça sur un bout de papier. J’avais écrit deux couplets et chantais These boots à mes amis quand je faisais des fêtes chez moi. Ils me reprochaient de ne pas écrire de chansons d’amour, alors je présentais celle-ci comme une chanson d’amour et tout le monde riait en l’entendant.

Etait-il facile de travailler avec vous ?

A la fois facile et difficile. Je m’habille comme on veut que je m’habille, je me teins les cheveux si on me le demande, mais on ne touche ni à ma musique ni à la production. Chacun son truc. Regardez les photos pour la pochette de mon album de duos avec Nancy : je m’habille comme ils me le demandent, les gens qui s’occupent du visuel sont compétents dans leur domaine, moi, je sais que je suis fort dans le mien. Mon look, je m’en fiche. Avec Nancy, jamais nous ne nous sommes disputés pour une chanson. Je lui rends la pareille en m’attifant selon son bon plaisir.

Qui a eu l’idée des duos avec Nancy Sinatra ?

C’est elle. Avec Nancy, on a fait vingt disques chantés par elle qui se sont classés au Top 10. J’ai pensé qu’il serait bon ­ et juteux financièrement ­ d’écrire quelques duos fille/garçon, pour les sortir entre les tubes. On a auditionné des chanteurs, mais aucun ne plaisait à Nancy. J’avais composé Sand et Summer wine et Nancy voulait que je les chante. Alors on a passé un accord : je chanterais avec elle sur toutes les dernières chansons de chacun de ses albums, à condition qu’elle ne me retienne pas en studio plus de quatre à six semaines par album. Et c’est ce qu’on a fait sur les trois ou quatre albums suivants. Ensuite, des distributeurs ont voulu sortir Sand ou Summer wine en single. Du coup, on a sorti Summer wine en face B de Sugar town, qui s’est vendu à 1,4 million d’exemplaires aux Etats-Unis. Deux mois plus tard, ils l’ont ressorti en mettant la face B sur la face A, et inversement : les ventes ont atteint 2,4 millions. Ça m’a énervé, parce que pour 1 dollar, on vendait un disque qui en valait deux : deux tubes sur le même disque ! Ensuite, Nancy a voulu faire cet album de duos. Quatre de nos duos cartonnaient déjà. J’en ai écrit d’autres pour faire le nombre. Martin Luther King a été tué le jour de sa sortie, je m’en souviens parfaitement. Ce sont ces duos qui m’ont poussé à faire de la scène. La première fois, j’avais 38 ans. A ce jour, je n’ai pas touché un kopeck pour mes prestations scéniques. Je refuse, c’est l’argent de Nancy. Vous voyez : je ne suis pas aussi avide que vous le pensez. Et puis je gagne plus qu’elle de toute façon, ce ne serait pas juste. C’est elle l’artiste, sans elle personne n’achèterait ces disques. Nous avons financé le deuxième album de duos ensemble (Nancy & Lee again, 1972) et donc partagé les droits d’édition. J’avais écrit un tas de nouvelles chansons et, selon moi, ce second album est meilleur que le premier. Mais il s’est moins bien vendu.

L’arrangeur Billy Strange a signé les arrangements les plus somptueux de vos chansons. Comment vous partagiez-vous le travail ?

Billy avait déjà travaillé avec toutes les grosses huiles du business. Je crois que je suis la plus grande surprise de sa vie : je lui ai dit d’emblée tout le mal que je pensais de tous ces gens. Nous avions une manière de travailler très particulière. Je lui donnais les chansons par écrit, puis je lui chantais des bouts d’arrangements tels que je les entendais. Je l’obligeais à tout noter immédiatement. Billy notait, puis me disait que ce que j’avais en tête était impossible. Ensuite, en studio, Billy essayait à nouveau de me refourguer ses trucs à lui. Mission impossible : on le faisait toujours à ma manière. Pauvre Billy. Il mesure 2 m de haut, une vraie armoire à glace, et parfois il n’est pas évident d’exiger des choses d’un homme de cette stature, quand on ne mesure soi-même qu’un 1,68 m ! Il est l’homme idéal pour traîner dans un bar : en cas d’embrouille, les gens se tiennent à carreau. Mais on faisait toujours ce que je voulais. Ça le rendait dingue parfois. On a bien décroché une vingtaine de tubes ensemble, il a gagné beaucoup d’argent avec moi. Je l’aime beaucoup. Il ne le sait sans doute pas. Lui ne m’aimait pas beaucoup… quoique. C’est un fou, mais il se peut qu’il soit le meilleur arrangeur d’Amérique. Tout seul, il était bon ; avec moi, il était meilleur. Il voulait toujours créer une ambiance plus douce que celle que j’avais en tête. Il connaissait plus de musiques que moi, il est plus intelligent que moi, mais il n’a jamais écrit de tube de sa vie. Et Dieu sait s’il a essayé ! Moi, je savais quand je tenais un hit, lui non. Il me disait, par exemple, que telle chanson était une vraie merde. Et le titre cartonnait ! Voilà ce qu’il y a de plus bizarre chez moi : j’ai écrit moins de quatre cents chansons dans ma vie, et 25 % d’entre elles ont rapporté de l’argent. Mes copains de Los Angeles ou de Nashville, eux, ont écrit plus de mille deux cents à mille six cents chansons chacun, et 10 % d’entre elles seulement ont rapporté de l’argent. Je n’ai jamais rien eu à prouver à personne. J’en suis fier, eux, ça les agace. J’ai eu de la chance. Ils disent de moi que je n’écris des chansons que pour gagner de l’argent. Mais c’est faux.

Comment conciliez-vous votre côté extrêmement raisonnable et votre excentricité?

Il m’arrive parfois de disparaître sans laisser de trace pendant deux ou trois jours. Personne ne sait où je suis. Je rencontre des gens sympas qui ne vous plairaient certainement pas, des gens qui m’aiment mais qui se contrefichent de qui je suis. Je ne dis à personne où je vais. Je ne pars pas pour me taper mille gonzesses, mais pour boire des coups et discuter avec des potes. Ça peut être des gens de la famille de ma grand-mère, dans la réserve. C’est une manière de m’évader. Après deux ou trois jours, je suis reposé.

Qui est le vrai Lee Hazlewood ? Celui qui reste ou celui qui part ?

Celui qui reste, je crois.

Sa compagne, Jeane, intervient ­ Selon moi, il s’agit, quand il disparaît, de démence passagère ­ un état que tout le monde connaît. Plutôt que de vous la faire supporter, il se tire.

Depuis vingt ans, vous écrivez moins ?

Lee Hazlewood ­ J’écris plus que vous ne le pensez.

Comment expliquez-vous que les gens soient à ce point captivés en vous entendant chanter ?

Il y en a, certes, mais pas suffisamment. Et ce n’est pas quelque chose qui me fâche. A vous entendre, vous et ma femme, j’ai l’impression que vous donnez trop d’importance à ces choses.

Vous avez eu une activité intensément créative pendant vingt ans ; ça ne vous manque pas aujourd’hui ?

Non. J’aime ma vie actuelle. Et même si je ne devais plus jamais écrire aucune autre chanson de ma vie, les diffusions de celles que j’ai écrites jusqu’à présent me rapportent une somme fabuleuse : Dieu existe !